Analyses et forums
Les leçons de l’hystoire, par Didier Fassin
LE MONDE | 20.07.04 | 14h17
Dans un livre remarqué paru en 1997, Elaine Showalter, professeur de littérature à
l’Université de Princeton, analysait une série de phénomènes sociaux qui s’étaient
récemment produits en Amérique du Nord et qu’elle désignait comme des "hystories".
S’y mêlaient histoires singulières et hystéries collectives, selon des scénarios dans
lesquels des personnes se déclaraient victimes d’agressions, de maladies, de complots
dans un cadre relativement stéréotypé d’interprétation. Toujours ces phénomènes
revêtaient un caractère épidémique et faisaient l’objet d’une forte publicité.
Assurément, la "fausse agression dans le RER D" relève de cette catégorie. Sans
préjuger son évaluation psychopathologique, on a bien affaire à un fait social de nature
"hystorique". Pour au moins deux raisons. D’abord, par la répétition de tels événements:
même si le récent épisode a donné lieu à une médiatisation inédite, il ne peut faire
oublier une série de faits similaires dans lesquels des violences antisémites supposées,
y compris avec des inscriptions corporelles qui en évoquent d’autres de sinistre mémoire,
se sont révélées des fictions fabriquées par les victimes. Ensuite, par les réactions
qu’il a suscitées: journalistes, associations, sociologues, responsables politiques
jusqu’au plus haut niveau de l’Etat sont intervenus avec une rare vigueur pour dénoncer
l’acte présumé, sans respecter les précautions d’usage, et paraissant ainsi céder à un
effet d’entraînement collectif. Je laisserai aux professionnels de la psyché le soin de
classer ces différents cas d’affabulation et aux spécialistes de la communication la
possibilité de discuter les dérapages des médias. C’est à un autre niveau,
anthropologique ou politique, comme on voudra, que je me situerai.
Ecartons d’emblée un malentendu. Il ne s’agit pas de nier l’existence ou de minimiser
la gravité d’actes antisémites et racistes dans la France contemporaine. Après les avoir
longtemps ignorés ou banalisés, il ne faudrait pourtant pas en donner une image faussée.
Comme tout ce qui concerne la "victimation", c’est-à-dire la mesure des violences par la
déclaration des victimes, il importe de respecter des principes de méthode qui sont aussi
des règles de morale politique. D’une part, les chiffres en cette matière reflètent à la
fois une réalité objective et la manière dont elle est reconnue par les personnes et
enregistrée par les institutions: si l’on analysait les discriminations raciales à partir
des seules données du Numéro vert où elles peuvent être dénoncées, on aurait le sentiment
évidemment faux qu’elles ont presque disparu, tout simplement parce que le "114" est
aujourd’hui inutilisé.
D’autre part, le sens que l’on donne aux actes commis est étroitement lié à un contexte
qui peut servir de clé de lecture a priori, sans vérification de l’intention des acteurs
qui les commettent: le conflit israélo-palestinien offre ainsi une grille interprétative
tellement évidente pour les violences présumées antisémites qu’elle n’est plus remise en
question, y compris par les agresseurs eux-mêmes, auxquels elle fournit une légitimation
commode. Les actes antisémites et racistes existent, ils doivent être résolument
dénoncés, mais aussi analysés. C’est à ce prix qu’on pourra les combattre réellement.
Si une affabulation se construit autour de cette thématique particulière
(antisémitisme) et sous cette forme spécifique (marquage du corps), si les médias s’en
emparent avec une telle fébrilité (nonobstant les règles du métier) et dans ce registre
(agresseurs d’origine étrangère), c’est qu’il existe une sorte de "niche politique"
permettant cette élaboration collective, pour paraphraser l’expression du philosophe
canadien Ian Hacking.
On n’invente pas n’importe quelle histoire et on ne s’emporte pas aussi aveuglément
sur n’importe quel événement. Ce n’est donc pas le fait divers qu’il faut comprendre,
mais ce qu’il nous dit de nos préjugés et de nos peurs. Il nous parle d’un refoulé
social. Le mensonge, et la croyance qui en a fait le succès, nous révèle une vérité.
Pour se rendre "intéressante" aux yeux de la police, mais aussi pour faire apparaître
son affabulation plus "véridique", la jeune femme a lié son agression supposée à deux
éléments tellement dans l’air du temps qu’ils sont apparus évidents à tous: actes
antisémites et jeunes des banlieues, croix gammées et origine maghrébine, la relation
entre les deux éléments ne pouvant être que la seconde Intifada et sa réception dans les
milieux d’origine arabe. Venant quelques mois après le débat autour du voile, que
l’anthropologue Emmanuel Terray a qualifié d’"hystérie collective", et quelques
jours seulement après la publication d’un rapport des renseignements généraux qui décrit
des "quartiers ghettoïsés" en proie au "repli communautaire", cette
"affaire" nous dit une fois encore combien la société française considère la
constellation banlieue-jeunes-islam comme un monde à part auquel sont immédiatement
associées des représentations de violence, d’intolérance, de communautarisme.
Lorsque la vérité a été connue, le préfet de Paris, comme du reste bien d’autres
acteurs politiques, a pris le parti de dire que, même s’il y avait certes en l’occurrence
affabulation, il se produisait de toute façon chaque jour des actes identiques qui
méritaient la plus grande sévérité. Si ce n’était eux, c’était donc leurs frères, ou
quelques-uns des leurs. Plutôt que d’invoquer cette raison du plus fort, des journalistes
ont eu le courage de présenter des excuses aux "jeunes issus de l’immigration".
Peut-être ne faut-il pas en attendre autant des responsables politiques. Qu’au moins
leurs discours et leurs actions soient cohérents. Les paroles du chef de l’Etat appelant
à la "vigilance" contre "les actes odieux et méprisables qui salissent notre
pays" sont les bienvenues. On s’étonne pourtant de l’entendre parler de "nos
compatriotes juifs ou musulmans ou tout simplement des Français", comme s’il y avait
des manières différentes d’appartenir à la communauté nationale. Et l’on se demande aussi
pourquoi, si la volonté politique est sincère, le dispositif de lutte contre les
discriminations raciales par lequel ces actes pouvaient être nommés, dénoncés, jugés
parfois, est depuis deux ans pratiquement enterré.
A bien y regarder, ce sont deux politiques qui se dessinent. L’une, médiatisée,
s’attache aux seuls faits les plus spectaculaires, mettant en scène une indignation
consensuelle. L’autre, en creux, ignore la violence ordinaire de l’inégalité raciste, qui
s’exerce au quotidien dans le travail et dans le quartier et que l’on peut méconnaître
tant qu’elle ne se retourne pas contre le reste de la société. Les réactions à l’épisode
du RER relevaient de la première. Les Français injustement accusés doivent se contenter de
la seconde. Il n’est pas trop tard pour leur montrer que nous sommes encore capables de
tirer lucidement les véritables leçons de cette pénible hystoire.
Didier Fassin est professeur de sociologie à l’université paris-xiii,
directeur d’études (anthropologie) à l’ehess.
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 21.07.04